Edito

Il est assez commode de nos jours pour de jeunes gens ambitieux de devenir un photographe de renom. Pour ma part, ayant fréquenté les musées, écumé les galeries, subi de trop nombreuses lectures de portfolios et perdu un temps inestimable dans des jurys sentant

bon la tricherie, je n’ai plus beaucoup d’illusions sur la jeunesse, et en particulier sur sa capacité à renouveler la scène photographique. Mais à mon âge, quelques considérations morales – les dernières, espérons-le -, m’imposent de délivrer les leçons d’une existence vouée à l’art et à la photographie. Le succès est à la portée de tous. Il suffit pour cela de suivre les conseils que je vais énoncer. Mais, si vous les considérez comme inutiles, si vous croyez que le talent et le travail suffisent seuls à imposer votre art, reportez-vous aux éditions précédentes de Circulation(s), ou, sans nul doute, à celles qui suivront. Vous trouverez de belles professions de foi en la jeunesse, en ses vertus supposées et en sa fameuse puissance innée de création.

Pour ceux qui n’ont pas tourné les talons, il y a plusieurs manières d’aborder le milieu de la photographie et vous devez les connaître toutes.

En premier, il faut s’imposer de suite auprès des conservateurs, des commissaires, des curateurs et des critiques. Invitez-les ! Ne reculez devant aucune marque de séduction, même si je dois vous mettre en garde contre toute espèce de démonstration de tendresse envers cette engeance. Non que cela soit formellement interdit car il n’y a rien de méprisable à montrer aux vieux barbons un certain empressement. Mais il faut que ces témoignages d’attachement, votre affection, restent confidentiels. Prodiguez donc généreusement à tous et que chacun, – ah l’imbécile ! -, se croit l’élu : un commissaire n’aime rien tant que se figurer l’unique découvreur et être le seul aimé. Il se sait faillible et vit dans la hantise de manquer les talents naissants. Jouez donc avec finesse de l’affection et de la culpabilité.

Soyez laudatifs aussi, sans limite ! Vous avez lu ses oeuvres, dévoré ses articles, annoté ses notices. Vous saluez le style, mais par-dessus tout, vous célébrez les choix courageux. Sans lui, – il le croira aisément -, vous ne seriez jamais parvenu à ce haut niveau de pensée et d’exécution. C’est alors que, saisi d’effroi par tant de maturité précoce, le commissaire ne pourra faire l’économie d’une recommandation, d’une exposition ou, promesse biblique, d’une acquisition.

Si vous faites partie d’une promotion récente issue de l’école nationale supérieure de la photographie, de Paris 8 ou des Gobelins, vous susciterez quelque curiosité dans les premiers temps, mais l’oubli guette, déjà prêt à engloutir la chair fraîche. Vous croyez la porter belle avec votre diplôme. La belle affaire ! N’imaginez pas vous débarrasser du monde des idées, des concepts, de la sémiologie, des « Visual Studies » ; une vie où, enfin, vous n’auriez plus à interpréter et démêler Foucault, Baudrillard et Derrida. Il vous faut déconstruire la photographie !

N’imaginez pas une carrière faite de prises de vue, de commandes, d’expositions et de ventes. Détrompez-vous, en France, on ne photographie qu’à la condition préalable d’avoir exprimé fort et haut une intention. Sans cela, vous n’accéderez jamais au rang envié d’auteur. Je dois donc vous recommander de prime abord de vous constituer une solide bibliothèque, suffisamment garnie pour qu’elle épate l’hypothétique visiteur de l’atelier. Concentrez-vous sur les publications françaises et anglo-saxonnes. En revanche, vous dédaignerez la littérature allemande, intraduisible et d’ailleurs inconnue. Sans pédanterie aucune, citez abondamment, même si vos seules références sont télévisuelles. Mais n’ayez crainte, le conservateur, le commissaire, le curateur et le critique partagent la même culture.

En revanche, méfiez-vous du galeriste, par expérience plus retors, et sans illusion. Il faut avec lui user d’autres armes. La séduction l’ennuie. Des jeunes gens et des jeunes filles, il en connaît les vicissitudes et le prix. Il refusera tout rendez-vous prétextant la masse des dossiers, sa présence à la foire de Bâle et la réticence des collectionneurs. Peu enclin à la curiosité, il ne consentira que contraint et forcé à vous recevoir, fruit d’une bienveillante intervention, conséquence de la première leçon. Là, il vous faudra mentir. Il faut persuader votre interlocuteur que vous êtes adoubé. Surtout ne vous présentez pas comme photographe ; plasticien utilisant le médium photographique semble l’expression la plus adaptée à la période. Elle vous range dans la catégorie des artistes contemporains. Après, égrenez les recommandations les plus fantaisistes. Les noms de directeurs de festival, même rencontrés fortuitement lors d’un cocktail, feront l’affaire. La géographie de la photographie se réduit à peu de choses, aussi, il faut veiller à n’évoquer que les biennales d’Europe centrale ou, choses rares, les manifestations chinoises ou khmères. Membre du cercle très restreint des photographes reconnus, jamais vous ne prononcez le patronyme de vos pairs, mais vous évoquez au débotté Nan, Anders, Vik, etc., tous croisés à l’occasion de vos nombreux et réguliers projets montés à l’étranger.

La multiplication des visas sur un passeport contribue à la pertinence du personnage que vous créez. New York s’impose comme la référence absolue pour ses vertus indépassables. Ville de prescripteurs, comme dirait Olivier Poivre d’Arvor, vous y apprendrez l’essentiel du métier, à savoir l’anglais et le cynisme. Berlin, il faut y passer. Vous obtiendrez là un certificat authentique d’artiste cosmopolite attirant la sympathie du collectionneur allemand, de bonne compagnie, quoique que chrétien-démocrate (ce qui, pour Thomas Bernhard, correspond au national-catholique autrichien). N’insistez pas trop sur vos origines françaises. Ce que vous perdrez en dignité vous le gagnerez en raison.

Tous ces voyages coûtent cher. Vos moyens, au début, ne vous permettront pas d’en user autant qu’il serait nécessaire. Je vous engage donc à rencontrer et connaître les arcanes du ministère des Affaires étrangères. Vous y trouverez adresses, noms de lieux improbables et une collection de conseillers culturels tous disposés à défendre la photographie française, injustement considérée. Sur place, vous découvrirez des lieux aussi inadaptés que les moyens alloués. Mais vous aurez obtenu là les lignes supplémentaires d’un curriculum vitæ qu’il vous faut étoffer sans jamais ralentir.

Il est, à la vérité, une vertu sans équivalent dans la possession d’une biographie garnie. Le mensonge doit devenir l’habitude. Rajoutez des lignes à votre curriculum vitae. Combien paraissent misérables, sinon méprisables, et sentant fort la province française, Lannion, Pontault-Combault, Guingamp, Douchy-les-Mines, Lectoure, Cherbourg et Chalon-sur-Saône. Ornez vos dossiers de villes suédoises, finlandaises, catalanes et arabes. Sharjah, Beyrouth, le rêve oriental renaît. Sans faiblir, d’années en années, les feuilles se remplissent de collections prestigieuses et de fondations vénitiennes. Mentez ! Mentez ! Et que l’on ne considère pas ces tromperies comme une bassesse. Au contraire, elles prouvent un caractère fort, dépourvu de toute morale, un esprit d’entreprise qui saura convaincre le marché de la photographie de votre soumission à ses règles. Alors peut-être, si vous avez suivi à la lettre ces recommandations, Paris Photo vous accueillera et si l’Espagne existe encore, votre nom illuminera PhotoEspaña.

 

Vous vous étonnerez de ne pas trouver dans ces considérations un mot sur l’intérêt de la photographie. C’est que je ne considère pas qu’il y ait lieu d’en parler ici. En premier lieu, rien ne vous oblige à croire aux vertus de l’invention de Nicéphore Niépce. Il faut se garantir contre l’envie d’une quelconque utilité du médium. Il n’a jamais été nécessaire d’être croyant pour professer l’amour de Dieu. être photographe, c’est-à-dire se penser comme un auteur, c’est piller sans vergogne. C’est nier le caractère mécanique de la machine pour mieux se soumettre à la logique des Beaux-arts. Et pour cela, nulle précaution envers les anciens qui encombrent le marché de la photographie. Vous avez le choix, moquez-les avec des références imparables (Cotton, Chevrier, Frizot, Poivert), ou mieux même, feignez d’ignorer l’histoire de la photographie. Personne n’en n’a jamais tiré grand profit. Un adroit voleur d’idées

ne se nourrit que de gros livres d’images, de films sots, de préfaces rapides et de séries télévisées. On doit donc s’assurer que tout cela concorde, non avec la morale et ses principes, avec une quelconque utilité sociale, mais avec la taille des salons bourgeois et des salles d’exposition. Le format ! Voilà la grande affaire de la photographie contemporaine. Seuls les grands formats sont respectables.

Si, par surcroît, vous êtes un habile coloriste, on louera votre science. Tout ce que la petite communauté photographique compte de puissants doit pouvoir se recueillir un jour devant tant de culot, d’audace et de nouveauté, quand bien même vous n’aurez que souscrit à des règles déjà bien établies.

Nous pourrions poursuivre encore. Mais je doute que l’on me donne d’autres opportunités de distiller d’aussi utiles avertissements. Alors, donnez-vous à l’inconscience, sans pensée. La seule règle, vous l’avez compris, est de trouver une manière d’être qui convienne au galeriste libéral, au critique humaniste et au fonctionnaire social-démocrate, à ceux qui, gâtés par la vie, n’ont que des soucis décoratifs et des espoirs de décorations. Boire du sang encore et encore. Et si quelques photographes vous font de l’ombre, le meurtre reste la solution ultime. Car si vous voulez parvenir à cet état parfait, non pas de photographe mais d’artiste contemporain, abandonnez toute pitié, oubliez les amitiés et les serments. Jouez, Rastignac, pour être, non à côté de la création, en spectateur, proche du vide, mais en acteur de ce petit théâtre des vanités.

FRANÇOIS CHEVAL – Parrain du festival,

Instructions aux jeunes photographes avides de succès